dimanche 13 décembre 2009

« Habiter le patrimoine », les Unités d’habitations de Le Corbusier


Durant le voyage de l’été 2009, j’ai été interpellée par la mission sociale des habitations collectives plus particulièrement celle des « unités d’habitations de grandeur conforme » de Le Corbusier. Ce qui m’a amené à poursuivre une réflexion sur l’appropriation et ses différents enjeux. Voici en quelques mots la problématique sur laquelle j’ai travaillé à notre retour.

La première unité est La Cité radieuse construite à Marseille entre 1948 et 1952. On la considère comme le prototype du logement collectif corbuséen. Il s’agit de l’expérience la plus achevée sur le plan de l’intégration en un même volume des fonctions, des équipements et des logements. Toutefois, la recherche de Le Corbusier s’est poursuivie à travers quatre autres projets pour aboutir avec Le Corbu de Firminy achevé par Wogenscky entre 1965 et 1967. En quelque sorte, chaque unité est distincte puisqu’elle est issue de particularités architecturale, locale et politique bien différentes.

Mais ce qui les unis c’est le fait qu’elles ont toutes été créées selon des intensions de vie collective où un certain nombre de valeurs réciproques participe à la construction d’une « identité commune ». L’architecture contribue en quelque sorte par la présence de divers éléments tels les rues, les clubs, le toit-terrasse et l’école viennent créer une adhésion forte de la part des locataires. Ainsi, chaque occupant a le sentiment d’appartenir à autre chose, la vie en collectivité devient une de ses valeurs et il trouve normal de se rassembler au sein d’une association.

Les habitants des unités corbuséennes sont à l’origine de la mobilisation politique qui a joué un rôle primordial dans la sauvegarde de cette architecture de béton. Mais avec la reconnaissance à titre de patrimoine, une nouvelle appropriation symbolique est en train de s’effectuer au détriment de la mission sociale. Ce changement qui tire sa source des nouvelles valeurs identitaires de la société vient d’une certaine manière pervertir leur usage en transformant le mode de propriété de logement collectif à de la copropriété. Il y a lieu de se demander si on peut impunément changer ce mode de propriété sans faire perdre à ces édifices aujourd’hui « classés à titre de monument français » une certaine partie de leur authenticité immatérielle.

Si je reprends l’exemple de la Cité Radieuse de Marseille, elle me semble être un cas à part. En effet, la valeur de cet immeuble comme monument réside bien plus dans le fait qu’il est le prototype des unités d’habitation que pour son sa mission sociale. En 1954, soit deux ans seulement après son inauguration, la cohabitation entre de deux types d’habitations : la propriété privée et le logement locatif, s’est déjà installé. Dès les premiers temps cette unité perd en grande partie sa mission sociale.

À la différence de Marseille, les autres unités ont conservé tant bien que mal leur mission sociale durant plusieurs décennies transférant auprès de leur population l’idée de vie collective souhaitée par Le Corbusier. Ainsi, leur réhabilitation récente en proposant une cohabitation forcée entre propriétaires et locataires manifeste plus distinctement la dichotomie qui existe entre l’appropriation matérielle « d’un monument créé par un grand architecte » et l’appropriation symbolique « de la mission sociale du lieu ».

Le cas du Corbu de Firminy permet de mieux comprendre ce phénomène récent. Avant la patrimonialisation de l’unité en 1993, plusieurs conflits ont opposé les locataires à l’Office Public HLM et à la ville. Je pense bien entendu à la suppression des casiers de service, de la crèche, de l’appartement 50 et des clubs, ainsi qu’aux fermetures successives de l’aile nord, de l'école maternelle et du toit-terrasse. C’est en réaction avec la menace symbolique de leur lieu de vie collective que s’est cultivée la transmission d’une histoire informelle de Le Corbusier. Le noyau de ce lien social était l’association des locataires dont l’histoire avait débuté dès l’ouverture de l’immeuble.

Suite au classement, le programme de restauration et de réhabilitation a divisé en deux l’unité d’habitation : l’aile sud dédiée au logement social et l’aile nord à la copropriété. D’ici quelques années, la mission sociale souhaitée par Le Corbusier est même menacée de ne plus exister. Dès 1980, l’OPHLM au pris avec un déficit important avait déjà tenté de vendre certaines rues de l’unité aux particuliers sans grand succès puisque l’association des locataires s’y était opposé. Elle prétextait alors que la copropriété allait à l’encontre de l’esprit d’une unité corbuséenne et qu’il y aurait ségrégation entre copropriétaires et locataires.

Vingt ans plus tard, ce phénomène a bel et bien lieu puisque la partie sud de l’unité reste toujours attachée aux référents sociaux du projet de Le Corbusier, tandis que la partie nord symbolise l’individualisme et l’ambition sociale. Si aujourd’hui deux conceptions opposées du lieu s’affrontent : l’habitat social et l’œuvre patrimoniale de prestige, on est à même de se demander ce qu’il restera du projet social souhaité par son créateur. Il y a tout lieu de croire que le recul de la mixité sociale va se produire en faveur du phénomène d’embourgeoisement. Déjà les perspectives de pouvoir acheter son logement, même dans la partie sud, a fait en sorte de fidéliser les locataires déjà présents et de remplir à pleine capacité l’unité. Firminy est aujourd’hui un lieu très convoité. En quelque sorte, la valorisation du prestige personnel a surclassé le projet social commun.

Au Québec, des exemples me viennent en tête comme Habitat 67 et Benny Farm. On a lieu de se demander ce qui pourrait advenir des habitations Jeanne-Mance et ce qui resterait comme logement de qualité pour les moins nantis de nos sociétés si tous deviennent la convoitise des mieux nantis ?

Soraya Bassil