mardi 8 décembre 2009

L'appropriation et la patrimonialisation

Pour une partie importante de la population, surtout ouvrière, il y avait en France, au tout début du XXe siècle, des conditions de vie quotidienne totalement insalubres: pas d'eau courante, pas d'eau chaude, pas d'égouts, et évidemment, pas de loisirs, pas de vie sociale organisée.

Ces contre ces conditions abjectes pour ceux et celles qui étaient contraints de les subir que des administrations municipales firent appel à des architectes pour proposer et mettre en chantier des projets qui apporteraient soleil, lumière et confort moderne aux populations ouvrières.

À Lyon, Villeurbanne, Givors, Firminy et Marseille notre groupe a pu visiter des projets issus de ce contexte, qui s’est étendu jusqu’aux années 1980.

Dans la premier quart du siècle, à la demande du maire de Lyon, l'architecte Tony Garnier conçut et lança la construction du Quartier des États-Unis, dans une zone de taudis de Lyon. Le milieu de vie qu’il imagina pour cette population pauvre fut reçu par elle comme un véritable cadeau et elle se l’appropria durablement.

Dans les années 1980, quand la Ville de Lyon envisagea de démolir les immeubles du Quartier, ce sont ses habitants, bien souvent les fils et les filles des premiers occupants, qui s’y opposèrent farouchement et qui forcèrent les autorités municipales à remettre les bâtiments aux normes tout en respectant le génie de l’architecte moderne.

L'appropriation des bâtiments du patrimoine moderne par les citoyens qui y vivent ou qui les fréquentent ne va pas nécessairement de soi, mais elle semble être une condition souvent présente quant à la réussite du processus de patrimonialisation. Ce fut la cas à Lyon, mais aussi dans les Unités d’habitation de Le Corbusier à Firminy et à Marseille, où les associations des résidents ont joué dès le début un rôle important dans la gestion de leurs bâtiments.

Évidemment, les intentions initiales du promoteur et de l'architecte doivent correspondre aux besoins de la clientèle visée Le Corbusier, par exemple, faisait de la participation des résidents à la gestion quotidienne de leur habitat collectif une condition importante du design des grands immeubles qu'il a construits. Dans ses Unités, les associations de résidents ont été mises sur pied dès le début, et elles continuent à exercer leur influence sur la gestion du bâtiment.

Ensuite, l'existence d'un groupe d'utilisateurs structuré semble importante. Parfois, quelques individus particulièrement sensibilisés aux qualités architecturales et urbanistiques d'un site en deviennent les défenseurs. Mais la pérennité de la promotion et de la défense de ces qualités tient surtout à l'existence d'un groupe suffisamment diversifié pour garder le cap malgré le passage du temps. À Firminy, les résidents ont mené une lutte de presque un quart de siècle contre l’Office municipal des HLM qui gérait leur bâtiment; ils ont finalement réussi à le sauver de la fermeture.

Mais tout édifice moderne n’emporte pas nécessairement l’adhésion de ses occupants: un bâtiment doit aussi correspondre aux besoins des utilisateurs. Un exemple pour illustrer ce point: le stade de Firminy. Cet équipement luxueux pour une si petite population n'a jamais réussi à se constituer une banque de fidèles utilisateurs, les équipes sportives locales préférant encore aujourd'hui utiliser les petits stades privés. Sous-utilisé, le stade Le Corbusier doit sans doute à sa participation dans l'ensemble du centre civique de Le Corbusier, et à sa relative transparence physique, d'avoir obtenu sa reconnaissance patrimoniale.

Autre facteur qui peut avoir son importance : la reconnaissance par les autorités locales, qui est une sorte de reconnaissance citoyenne médiatisée. Nous avons observé que c'est souvent à ce niveau que la lutte pour la patrimonialisation s’est faite. Le cas de Firminy est particulièrement éclairant : lancé par un maire visionnaire et entreprenant, l’ensemble moderne de Le Corbusier a dû, après la défaite électorale de Claudius-Petit, affronter une municipalité d’une autre couleur politique. Le centre culturel a été le lieu de querelles idéologiques et politiques incessantes et l’Unité d’habitation a vivoté presque jusqu’à la démolition. C’est l’association de ses habitants qui a mené et gagné le combat de sa préservation, puis de sa restauration. Maintenant, Firminy-Vert est complètement pris en charge par l’agglomération, ce qui n’est pas sans dangers d’une autre sorte.

Le rôle de plus en plus important joué par les communes et les agglomérations dans le domaine du patrimoine illustre que les défenseurs du patrimoine ont intérêt à investir le champ politique. À Firminy, ce n'est que lorsqu'une municipalité sympathique à la mise en valeur du site Le Corbusier a été mise en place que des progrès rapides ont été faits dans le sens de la reconnaissance patrimoniale du site.
La présence dans le paysage d'experts ou de super adeptes de l'architecte ou de son œuvre facilite la reconnaissance citoyenne, mais peut aussi produire un effet contraire. Exemple: l'église Saint-Pierre de Firminy. Cet élément patrimonial, virtuel pendant un quart de siècle, fut maintenu sous respirateur après la mort de l'architecte, par un groupe de fidèles de Le Corbusier qui comprenait aussi des architectes, des historiens de l'art, des universitaires, des politiques et d'anciens collaborateurs du maître. Quand les autres conditions eurent été réunies, cette expertise perçue comme menaçante pendant des années devint un atout majeur dans le projet de finalisation du bâtiment.

Enfin, il est fortement souhaitable que le site ait encore une activité fonctionnelle ou en ait trouvé une nouvelle. À ce propos, l'activité touristique semble être à la fois la terre promise et l'indispensable excuse pour «rentabiliser» économiquement et socialement un site qui autrement pourrait être menacé de démolition, malgré des qualités architecturales importantes. Il n'est pas inutile de rappeler que le tourisme est aussi une activité populaire et citoyenne.


Mais l’appropriation du moderne ne fait pas foi de tout : ainsi, l’affection soutenue des sportifs pour la station de ski de Flaine, conçue durant les années 1950 et construite au début des années 1960 pour recevoir les nouvelles foules du sport d’hiver de masse, n’a pas empêché un restaurateur zélé, mais ignorant, de peindre ces dernières années le béton brut de l’hôtel Le Flaine, icone de l’architecte Marcel Breuer.

Marc Doré